Point de vue / Les lanceurs d'alerte de la Loire : le silure, ce bouc émissaire

J'ai pris le temps de regarder ce documentaire diffusé le 5 octobre 2020 sur France 3 Centre-Val de Loire et qui a soulevé une vague d'indignation parmi les pêcheurs sportifs. Je l'ai visionné attentivement et vous en propose ma version décortiquée.

Le postulat de départ est plutôt pertinent : prendre appui sur un cours d'eau, le symbole de la vie, son évolution à travers l'histoire, l'accélération de sa dégradation depuis quelques années pour cristalliser les problématiques environnementales et écologiques auxquelles nous faisons face à notre époque. Il est question de réchauffement climatique, d'accès à la ressource en eau, d'inertie des nappes phréatiques qui, malgré les progrès de l'agriculture intensive en termes d'utilisation de produits phytosanitaires, diffusent encore de grandes quantités de polluants liés à cette activité dans les cours d'eau. On fait référence également à la pollution médicamenteuse, à l'apparition et la propagation de la corbicule (palourde asiatique) dans l'ensemble du réseau hydrographique français. On parle de la quasi disparition des espèces de poissons migrateurs (saumon atlantique, lamproie marine, alose, anguille européenne), des obstacles à leur migration que sont les barrages notamment. Et on parle beaucoup du silure.

Pour aborder tous ces points, l'équipe de tournage s'appuie sur des scientifiques, des ligériens (habitants de la Loire), des éducateurs environnementaux et des pêcheurs professionnels. Tout cela semble plutôt solide sauf que ce documentaire de 52 minutes vire rapidement au parti pris… Le silure est de manière redondante pointé du doigt tandis que la pêche professionnelle est présentée comme un métier en danger qu'il est indispensable de préserver. Voilà en définitive ce que l'on retient. Voici mon analyse point par point.

La « science » pour créditer un discours anti silure

Des scientifiques pêcheurs professionnels...

Le premier problème constitutif est de faire appel à des scientifiques qui sont également pêcheurs professionnels sur la Loire et membres du Comité du Bassin de la Loire. S'appuyer sur la science rend l'argumentaire crédible auprès du grand public.

… qui ne font pas référence aux études de référence

Ce documentaire orienté contre le silure néglige complètement les résultats d'études menées sur ce dernier sur le Rhône par exemple. Cette étude intitulée "L'installation du silure dans le bassin du Rhône : bilan de trois décennies de suivi de l'espèce." a été menée entre 1988 et 2015 par la Fédération de Pêche du 69 en partenariat avec Jean-Claude Tanzilli (lorsque l'on parle du silure en France cette personne reste incontournable).

Silure, régulateur de sa propre espèce

Cette étude montre tout d'abord que la population de silures est arrivée à l'équilibre en France puisque le silure agit comme régulateur de sa propre espèce. On comprend donc facilement que prélever les gros poissons aurait un effet contre-productif et ne ferait que redynamiser la population, population qui répond au schéma classique de la pyramide des âges où les poissons les plus jeunes sont les plus représentés à l'inverse des plus vieux et grands poissons (=les régulateurs). Il y a fort à parier que la population de silures est arrivée à son point d'équilibre en Loire, comme ailleurs. Et c'est sans compter son effet régulateur sur le Rhône sur des espèces invasives telles que les poissons-chats, les corbicules ou l'écrevisse américaine.

Silure, la plupart du temps l'estomac vide

Aussi, les nombreux prélèvements stomacaux réalisés dans le cadre de cette étude montrent que la plupart du temps le silure a l'estomac vide. Comme le brochet, le silure possède un indice de conversion très élevé, c'est-à-dire que ce qu'il ingurgite est presque totalement assimilé.

« Le silure n'est pas un poisson volant »

Pour les scientifiques du documentaire, le silure est une vraie problématique de la Loire. Ce serait une espèce importée par l'Homme en France il y a 25 ans pour relancer la pisciculture en Région Centre. Il n'est pas tout à fait honnête de se focaliser sur ce soi-disant problème puisqu'avec les communications entre les grands fleuves européens, et notamment le canal Danube-Main-Rhin, sa colonisation du réseau hydrographique français était inévitable. Le silure n'est effectivement pas un poisson volant. Il s'est passé la même chose avec l'ide mélanote, l'aspe et maintenant le gobie… L'expansion actuelle du gobie est irrésistible. Dans le documentaire, des plans de coupe montrent d'ailleurs régulièrement des sandres et des carpes, poissons originaires du bassin du Danube, comme le silure...

Que faire face à ces poissons venus d'autres eaux ? Refermer les canaux ? Impossible. Eradiquer ces poissons ? Techniquement impossible d'autant qu'en ce qui concerne le silure cela aura pour effet de redynamiser la population (il est auto régulateur de sa propre espèce). La seule solution est de prendre acte (d'autant que c'est quand même de notre faute à nous les humains) et de passer à autre chose, que l'on soit pro silure ou pas.

Chute des populations de poissons migrateurs : qui est le vrai responsable ?

Le silure ?...

Le silure est présenté comme un risque d'extinction des espèces indigènes patrimoniales que sont le saumon atlantique, la lamproie marine, l'alose et l'anguille européenne. On y voit un plan où les silures sont en embuscade en aval de la passe à poissons du barrage EDF de Saint-Laurent-des-Eaux, prêts à engloutir les espèces citées précédemment. Soit. On ne peut nier l'impact du silure dans ce cas précis qui, opportuniste comme l'est n'importe quel carnassier, va au plus simple. Sauf que du barrage ou du silure, quel est le véritable problème ?

Aussi, il n'est fait aucune référence au bouchon vaseux de Nantes et à la pêche du saumon au filet au niveau de l'estuaire entravant largement la remontée des saumons atlantiques… c'est dommage.

Et puis, il n'est pas fait référence au fait que la population d'aspes explose littéralement en Loire depuis 10 ans alors que le silure est censé tout dérégler.

… ou la pêche professionnelle ?

Comme nous l'apprenons dans le documentaire, il y a 100 pêcheurs pro sur la Loire dont 10 qui ciblent spécifiquement les poissons migrateurs. Cette affirmation suffit apparemment à considérer comme négligeable l'impact de ces pêcheurs sur les populations de migrateurs.

Seulement, il est difficilement compréhensible de s'alarmer de la quasi disparition d'espèces de poissons migrateurs comme le saumon, la lamproie marine et l'anguille européenne mais de continuer à les pêcher en vue de la consommation humaine. On parlerait aisément de dissonance cognitive à ce niveau.

Nous apprenons de la bouche des pêcheurs professionnels eux-mêmes que l'anguille est la seule espèce qui les fait vivre toute la saison. L'anguille européenne est en voie d'extinction en France mais on autorise encore une poignée de professionnels à fragiliser encore un peu plus la population ? Le quota de prélèvement de civelles (jeunes anguilles fruit de la reproduction des anguilles en mer des Sargasses revenant grandir en eau douce) destinées à la consommation humaine est fixé à 23 tonnes (soit des millions d'individus) pour les pêcheurs professionnels (maritimes et en eau douce) pour la campagne 2020-2021. Une aberration.

Pêcheurs professionnels, seuls acteurs économiques de la pêche ?

Oubli des pêcheurs sportifs...

On met en avant l'enjeu économique liée à la pêche professionnelle grâce à la forte valeur économique des poissons migrateurs. En France, nous avons d'un côté 1 200 000 de pêcheurs de loisir en eau douce et de l'autre, 400 pêcheurs professionnels. La pêche de loisir en eau douce représente 2 milliards d'euros par an. De quelle balance économique parle-t-on ? Nous n'avons donc toujours pas compris que de nos jours un poisson vivant pris sportivement en catch and release rapporterait énormément plus d'argent que ce même poisson mort dans les filets d'une poignée de pêcheurs professionnels ? Ayons une politique de gestion basée a minima sur le moyen terme…

… et des moniteurs de guide de pêche

Nous avons d'un côté les pêcheurs professionnels et de l'autre, des pêcheurs professionnels de loisir. Par pêcheurs professionnels de loisir, je fais référence aux Moniteurs Guide de Pêche qui, de la même manière que les pêcheurs professionnels sont justement des « professionnels » à la différence près qu'ils ont l'obligation de suivre une formation onéreuse (5000€ environ) et passer un diplôme pour exercer leur métier. Aussi, la pêche de nuit du silure, par exemple, est interdite pour ces derniers pendant que les premiers peuvent pratiquer leur activité 4h avant le lever du soleil jusqu'à 4h après, à l'aide de 200 lignes spécifique pour la pêche du silure notamment, sans quota. En définitive, les Moniteurs Guides de Pêche n'ont que peu de droits vis-à-vis de leurs homologues à filets…

La pêche professionnelle a-t-elle réellement un avenir ?

Des valeurs patrimoniale et culturelle à défendre à tout prix ?

La pêche en Loire existe depuis toujours et sous ce prétexte nous devrions la défendre quoi qu'il arrive. Les pêcheurs professionnels se revendiquent à la fois comme les lanceurs d'alerte et ce sont eux qui portent le coup de grâce aux populations de poissons. On ne parle pas de pêcheurs professionnels en fin d'activité qui se retrouveraient pris dans l'étau d'une situation subie. Non, le documentaire explique que cette activité est difficile pour les jeunes qui veulent la pratiquer. C'est très ironique. Peut-être faudrait-il arrêter ? Peut-être l'Homme a-t-il tellement déréglé les milieux que ceux-ci ne produisent plus suffisamment ? Ne pourrait-on pas proposer des reconversions à ces pêcheurs pro, les intégrer au réseau de la pêche de loisir, par exemple ?

La pollution aux PCB

Concrètement, au-delà d'être une imposture économique et écologique, la pêche professionnelle en eau douce est une aberration sanitaire. Les poissons sont bioaccumulateurs de PCB et de manière générale il est conseillé de limiter voire ne pas consommer de poissons d'eau douce en France.

« La pêche professionnelle a un intérêt scientifique »

Il s'agit d'une technique patrimoniale qui a également un gros intérêt scientifique apparemment. Soit, limitons leur activité à cela dans ce cas. Pourquoi pressuriser encore davantage des espèces de poissons en voie de disparition ?

« Prendre le taureau par les cornes »

La chute des populations de poissons est la résultante d'un ensemble de facteurs que sont la surpêche, la pollution, les barrages, l'irrigation des cultures, le réchauffement climatique accéléré, etc. Arrêtons de toujours pointer du doigt le même responsable. Le silure est victime d'un délit de faciès, pâtit de sa grande taille. Il est particulièrement malhonnête de faire dans le sensationnel et de divulguer des informations fausses auprès de la population générale qui ignore beaucoup de choses des milieux aquatiques mais qui retiendra que le silure, ce grand poisson laid, est responsable d'une bonne partie des problèmes de la Loire. Le sandre était le diable il y a 40 ans, le brochet (pourtant autochtone) avant lui, place au silure.

Documentaire encore disponible en Replay sur le site internet de la chaîne

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